Vitaly Malkin
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A propos du travail

    Depuis que le Covid a disparu des écrans, il semble avoir été remplacé par une autre épidémie : celle des démissions à la chaîne. En France, c’est près de 500 000 salariés en CDI qui quitteraient leur emploi chaque trimestre depuis fin 2021, soit 20% de plus qu’avant la crise sanitaire. Le phénomène concerne toute l’Europe, après avoir frappé les Etats-Unis, où 48 millions de personnes seraient concernées. Au point qu’on parle outre-Atlantique de Big Quit ou de Great Resignation pour désigner ce qui apparaît comme une mise en retrait volontaire, une grève larvée d’un nombre conséquent de travailleurs. 

    Au début des années 2000, on imaginait un monde dans lequel les humains seraient remplacés par des robots et on se demandait si ce serait une chance ou une calamité. En 2022, la lassitude, le règne des bullshit jobs, l’attention accordée à des valeurs supposément plus humaines poussent des millions de salariés à laisser le champ libre aux machines. C’est vrai en tout cas pour une partie d’entre eux, j’imagine les plus protégés, ceux qui ont un peu d’économies et un plan B en cas d’échec de leur reconversion.

    Il n’en fallait pas moins pour relancer le débat sur la valeur du travail. Travailler n’est-il qu’un moyen de gagner sa vie ? Une façon essentielle d’exprimer son Moi profond ? Pourquoi rester au bureau jusqu’à pas d’heure quand on pourrait faire autre chose ? Quel sens donner à toutes ces heures englouties à remplir les cases d’un fichier Excel ?

    Un monde de tensions insolubles

    Savoir si le travail aliène ou s’il rend libre est un sujet classique du bac philo (cette épreuve que le monde entier envie à la France, du moins chez ceux qui tiennent la réflexion en haute estime). Il y a les penseurs qui voient dans le travail un moyen pour les hommes de s’accomplir, d’atteindre au plus haut degré d’accomplissement des qualités offertes par la nature, ou (plus modestement) de ne pas se suicider par ennui ou par dégoût du monde. Il y a ceux qui considèrent la chose comme une malédiction à fuir au bénéfice de l’oisiveté, seule voie possible vers la sagesse. Entre les deux, il y a le grand marais des réalistes, des partisans du « en même temps », de ceux qui pensent qu’il faut un juste équilibre entre travail et loisir pour faire un homme épanoui.

    Politiquement, en Europe, le clivage s’est longtemps résumé à une guerre culturelle entre les héritiers de l’Eglise catholique et ceux de l’Eglise marxiste. A droite, on pense que le travail est une valeur cardinale, qui définit celui qui l’exerce, et on traite volontiers de feignants ceux qui n’en ont pas, avec cette fièvre punitive qui trahit l’héritage doloriste de la religion : « tu es un pécheur et tu travailleras à la sueur de ton front »… A gauche, on défend mordicus l’idée que le travailleur est toujours exploité, qu’il faut le payer le plus possible pour en faire toujours moins et indemniser copieusement ceux qui ne travaillent pas, lesquels en sont arrivés là par la faute du Système. Les choses, en France, ont pris une tournure plus complexe quand le leader du Parti communiste (oui, ça existe encore) a récemment défendu les bienfaits du travail contre l’assistanat, créant une tempête dans le verre d’eau auquel est désormais réduit son camp.

    En tout cas une chose est sûre : difficile, quand on parle de travail, de dépasser les tensions entre le choix et la nécessité, entre l’aliénation et le bonheur, entre le travail qu’on désire et celui qui rend fou.

    Témoignage d’un rescapé du Paradis des Travailleurs

    Puisqu’on ne réfléchit bien qu’à partir de ce qu’on connaît, permettez-moi ce détour par mon histoire personnelle. En matière d’équilibre entre travail et vie privée (si tant est que la coupure existe) je défends volontiers ce principe : work hard, play hard. Sur le plan des principe, et plus encore de la biologie, j’ai toujours estimé qu’il n’y avait pas de vrai délassement sans effort soutenu. D’un point de vue pratique, je me suis vite rendu à l’idée que sans travail interne, sans effort récompensé par l’argent, on ne pouvait pas accéder aux moyens d’atteindre au vrai loisir, qui est de pouvoir faire tout ce qui vous passe par la tête sans regarder à la dépense. 

    En cela, j’ai opéré un revirement complet par rapport à l’éducation que j’ai reçue, dans l’URSS décadente. Au début de ma « carrière » (le terme n’existait pas), tous les problèmes liés au travail étaient censés avoir été abolis par l’avènement du communisme réel. Votre occupation professionnelle avait peu d’importance au regard de la place que vous occupiez dans la société : celle du vaillant travailleur dévoué au Progrès commun. Un jour on entrait à l’usine, à l’université ou dans l’armée et quoi qu’on fasse, on savait à quel âge on allait en sortir, avec quel grade, quel traitement (moyennant le facteur décisif de sa proximité avec le Parti) . La corruption, le non-sens et la démotivation régnaient en maîtres.

    Dès que les conditions m’en ont donné la possibilité (en gros avec l’arrivée au pouvoir de feu Gorbatchev), j’ai pris le tournant de l’entreprise. J’ai vite été saisi par cette intuition étrangère à la plupart des Soviétiques : faire des affaires, devenir mon propre patron, c’était la seule façon de construire ma vie comme je l’entendais. Travailler, et plus encore gagner de l’argent, c’était le seul moyen d’être quelqu’un dans la nouvelle société qui prenait forme sur les ruines du marxisme-léninisme.

    Depuis, je n’ai jamais cessé de travailler. Les premiers succès aidant, j’ai eu la chance de pouvoir choisir mes domaines d’activité. J’ai eu la chance de m’amuser et de multiplier les expériences, à la fois dans mon coeur de métier (le commerce et la banque) et en dehors, à travers la politique, la philanthropie, la réflexion sur le monde, jusqu’à ce que tout ça finisse par se confondre. Le mot retraite n’évoque rien pour moi, sinon la mort. Même dans mes moments de loisir, j’essaie de rester actif, d’apprendre, de me cultiver.

    L’émancipation, la seule valeur à chérir

    Ce que je retiens de tout ça ? Que le vrai sujet, ce n’est pas la gloire, la célébrité ou la fortune que vous procure la réussite par le travail. Le vrai sujet, c’est l’émancipation. Si celle-ci passe par le plaisir que vous prenez à aider, à investir ou à créer, et que vous avez trouvé le domaine où vous pouvez le faire sans contraintes, alors c’est simple : n’arrêtez jamais de travailler. Si l’obligation de travailler vous détourne d’une occupation qui vous attire, d’une tâche où vous pourriez être utile ou performant, c’est qu’il y a un problème.

    J’ai beau défendre la création de richesses par le travail, j’ai beau militer pour qu’on fasse sauter les barrières qui empêchent les plus motivés d’exprimer leur talent, je sais que tout le monde n’a pas la possibilité d’accéder à un métier « épanouissant », quoi que recouvre ce terme éminemment subjectif. Il y a des métiers qu’on n’exerce qu’à contre-coeur et en dernier ressort, pour subvenir aux besoins de sa famille. Des emplois qui transforment le passage des jours en une longue peine concentrationnaire. Des jobs sans lesquels on crèverait de faim ou de froid en dépit des aides qui peuvent exister à plus ou moins grande échelle selon les pays.

    Alors que faire ? Comment rendre chacun plus libre de ses choix au regard de cette chose insaisissable qu’est le travail ? Une mesure de plus en plus évoquée dans le débat public me semble répondre à bon nombre de questions en jeu : celle du revenu universel. Des libéraux le promeuvent, aussi bien que des partis marqués à gauche. La proposition échappe aux clivages traditionnels : c’est donc qu’elle est digne d’intérêt.

    Mais je constate que j’ai déjà pris beaucoup de votre temps de travail, ou de loisir, ou de cette zone floue située entre les deux (puisque je sais que beaucoup d’entre vous me lisent au bureau). Et il me faudrait un billet entier pour dire tout le bien que je pense du revenu universel. Rendez-vous est pris.

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