Vitaly Malkin
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Christine and the Queens ou la transgression moutonnière

    Par Raph_PH — Primavera19_-70, CC BY 2.0

    Par Raph_PH — Primavera19_-70, CC BY 2.0

    C’est une de ces affaires qui agitent régulièrement les timelines, comme on dit. La chanteuse autrefois connue sous le nom de Christine and the Queens s’est rebaptisée Rahim sur Twitter. Un geste censé signifier sa volonté « d’aller vers l’autre » et de « dépasser les barrières ». Mais ce qui partait d’une bonne intention s’est rapidement transformé en un scandale d’un quart d’heure.

    Dès que l’information a commencé à se diffuser, Chris s’est vue accuser d’appropriation culturelle, ou de « transracialisme » par des milliers d’internautes en colère. En choisissant de se faire appeler Rahim, mot arabe qui signifie « compatissant », l’un des 99 noms d’Allah selon la superstition musulmane, elle s’appropriait une culture qui n’est pas la sienne. Les protestations en ligne se sont multipliées, sous la houlette des gatekeepers, ces nouveaux gardiens du dogme, prompts à édicter leurs fatwas contre quiconque agirait en dehors des règles (règles fixées par eux au gré des polémiques du moment). Au bout du compte, la chanteuse a dû renoncer à son projet born again, prenant acte de son crime de lèse-communauté. A présent, elle affiche pour alias un simple point. Espérons qu’il n’y ait personne pour l’accuser d’appropriation typographique !

    L’« affaire » Christine and The Queens a de quoi faire sourire, ou susciter la consternation, tout dépend de l’humeur dans laquelle on se trouve. Elle réunit les ingrédients classiques du shitstorm. Elle montre que dans le monde merveilleux des wokes, on trouve toujours plus « éveillé » que soi. Elle prouve que l’empathie revendiquée et l’attirance proclamée pour autrui ne font qu’alimenter une guerre sournoise des identités. Des affaires comme celle-ci, il y en a déjà eu des tonnes et il y en aura, hélas, beaucoup d’autres. Plus intéressant à mon sens est ce qu’elle nous dit de la démarche d’une artiste qui se veut progressiste et transgressive à l’heure des obsessions identitaires.

    Une artiste soi-disant libre, qui récite un catéchisme en vogue 

    De Christine and the Queens, je ne connaissais pas grand chose, à part quelques chansons entendues ici ou là. L’affaire m’a poussé à lire quelques interviews. Cette chanteuse y revendique régulièrement le droit d’être elle-même. De quoi me la rendre a priori sympathique : nous partageons le même combat. L'affirmation de soi d’Héloïse Letissier est passée par des opérations de transformisme, des réinventions permanentes dignes de bien des artistes, dont Bob Dylan et David Bowie constituent les meilleurs exemples. La première a consisté à renier le prénom donné par ses parents au profit de Christine. Laquelle, par souci de neutralité (ou plutôt de « non-binarité »), est devenue Chris. Avant de céder la place, pour quelques jours seulement, à ce Rahim arabophile.

    Le problème, on s’en rend compte assez vite, c’est que Chris aspire à être elle-même dans le cadre d’une pensée extrêmement normée. Toutes les prises de parole que j’ai pu lire s’inscrivent dans la nouvelle vulgate des identités culturelles et de genre : apologie du trans, de la fluidité, des minorités opprimées, etc. En choisissant son nouveau pseudo parmi les prénoms musulmans, Chris a voulu témoigner son attachement à une « communauté » à ses yeux dénigrée. Le pseudonyme qu’elle s’était choisi se rattachait à un groupe. Il ne témoignait en aucune façon d’une affirmation personnelle, laquelle est forcément détachée de toute notion de collectif.

    Si on veut vraiment être soi-même, on ne se soucie pas de rendre hommage à qui que ce soit, ni de dénoncer des oppressions choisies sur catalogue. Chris a choisi de s’affirmer en montant dans le grand manège des identités, et elle s’est fait rattraper par la patrouille. On peut y voir un exemple triste ou savoureux de retour de karma, de poetic justice, comme disent les Américains.

    L’affirmation de soi est incompatible avec la notion d’identité

    Bien plus audacieux à mon sens était le cas de Prince. A la fin des années 90, en conflit avec sa maison de disques, le chanteur avait décidé lui aussi de changer de nom. Il s’était choisi en guise d’alias un symbole imprononçable, mêlant le signes masculin et féminin dans une esthétique vaguement égyptienne. Les journalistes, faute de mieux, l’avaient traduit par Love Symbol. Au moment de se choisir un nouveau nom, ultime geste d’individualisme, Prince n’a voulu rendre hommage à personne, sinon aux mythes fondateurs de l’humanité. Il ne se souciait pas d’être compris, ni d’être adoubé par une partie du public au nom de vagues idéaux politiques. Il y avait dans son attitude un côté punk, « moi contre le reste du monde », une rage créatrice attisée par le conflit, qu’on ne retrouve en aucun cas dans la démarche aseptisée de Chris.

    Trente ans séparent ces deux épisodes. Trente ans au cours desquels on aura vu monter l’obsession pour l’identité, qui est le contraire de l’affirmation de soi. L’identité telle qu’on l’entend désormais, loin d’être une promesse d’émancipation pour l’individu, est une chasse gardée, un conformisme, un enfermement. L’individu libre se moque des modes et des tendances. L’individu libre n’a pas peur de choquer. A contrario, l’individu libre ne fera rien de délibéré pour attirer l’attention de ses semblables devenus si susceptibles. L’individu libre se contrefiche de ce qu’on peut penser de lui.

    Au lieu d’assumer son choix jusqu’au bout, Chris s’est empressée de revenir en arrière, histoire, j’imagine, de faire cesser le bad buzz et/ou de ne blesser personne. A l’image de certains artistes bavards, qui pensent se nourrir de transgression et de combats fracassants, elle n’est en fait qu’un mouton, un symbole d’une époque où les humains sont incapables de vivre sans s’inventer des chapelles.

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