Vitaly Malkin
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Eloge de la rationalité

    La sortie d’un nouveau livre de Stephen Pinker est toujours une bonne nouvelle. Ce psychologue cognitiviste, professeur de psychologie à Harvard, fait partie des figures qui (re)donnent foi dans l’époque, à l’inverse des marchands de malheur qui tiennent le haut du pavé. Dans Le Triomphe des Lumières, il expliquait, seul contre tous, que le monde ne s’était jamais aussi bien porté. Son nouveau livre, Rationalité, enfonce le clou en s’intéressant au rôle de la raison dans le progrès humain et à la façon dont chacun peut devenir un peu plus rationnel.

    La rationalité selon Pinker, c’est la capacité à utiliser le savoir pour atteindre les buts que s’est assigné l’homme. Cette faculté est à l’origine de progrès phénoménaux. Elle a permis de faire reculer la faim et la misère matérielle : quand 90% de l'humanité a vécu dans l'extrême-pauvreté, celle-ci est à présent réduite à moins de 9%. En moins de deux siècles, l’espérance de vie a plus que doublé. Il n’y a jamais eu aussi peu de guerres entre les humains. Le progrès moral a connu au cours du dernier siècle des avancées décisives. Tout ceci a eu lieu grâce à l’usage de la raison.

    La rationalité a été la compagne chérie de ma jeunesse soviétique. Non seulement, elle m’a aidé à comprendre que rien n’était vrai dans le discours des autorités d’alors. Mais en plus, elle m’a permis de cultiver l’espoir d’un monde délivré du mensonge. J’ai choisi de devenir scientifique par amour de la vérité. Ce n’était franchement pas gagné, dans un pays où même le discours scientifique était annexé par l’idéologie. Qu’on pense à Lyssenko et à ses travaux d’un marxisme irréprochable, mais totalement ineptes sur le plan scientifique ! Mais quand l’absurdité de l’idéologie pesait sur tous les domaines du quotidien, quand les statistiques étaient faussées, quand le vrai était l’autre nom du faux, il me restait la physique et ses réalités expérimentales. Il me restait un territoire où la vérité trouvait à s’exprimer, au nez et à la barbe des commissaires du peuple. 

    L’irrationnel est un invariant des sociétés

    Aujourd’hui, il m’arrive de penser que la raison est menacée. Comme beaucoup, je m’inquiète de la montée en puissance d’une pensée tellement critique qu’elle aimerait déconstruire le monde. Une pensée qui, récemment, a fait dire à une candidate écologiste à la présidentielle française : « Le monde crève de trop de rationalité (...), je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR ». Si la sortie d’un livre de Stephen Pinker fait toujours événement, c’est que sa réflexion s’inscrit dans une époque de passions, de subjectivités exacerbées, de croyance dans des sources pas toujours très fiables. Pour qualifier le phénomène, le sociologue Gérald Bronner, sorte d’émule français de Pinker, a même parlé de déchéance de rationalité.

    Sur ce point, notre cognitiviste star a tendance à me rassurer. Non seulement, il existerait un invariant irrationnel des sociétés, mais il serait possible de lutter contre un phénomène pas si inquiétant à ses yeux. La contestation bruyante de vérités scientifiques communément admises nous frapperait d’autant plus qu’on vit dans un monde où la science a triomphé. En outre, il est facile d’expliquer ce phénomène par la science cognitive.

    Prenez ces gens qui pensent que la terre est plate. Au fond, ils croient dans ce qu’ils voient, pas dans ce que leur raconte un tiers, aussi savant soit-il. Comment leur reprocher ? Ce sont des intuitifs. Et le fait est qu’il y a dans la science de nombreuses vérités qui vont contre l’intuition. S’en remettre à la science consiste à désapprendre ces intuitions primitives. Tout est une question de confiance. La raison suppose qu’on ne réfléchisse pas seul dans son coin, ni sur un forum en compagnie d’un petit groupe « d’éclairés » (en l’occurrence d’illuminés). La raison s’inscrit dans un grand fleuve d’expérimentations et de savoirs qui nous précède et qui nous survivra. Un fleuve qu’on appelle la science.

    Autre phénomène qui rejoint celui du complotisme : la diffusion massive de fausses nouvelles et la crédulité de ceux qui les consomment. Là aussi, Pinker relativise : ceci a toujours existé. « Qu'est la croyance en des miracles dans la Bible, si ce n'est un phénomène paranormal qui s'est répandu grâce à des fake news ? », explique-t-il avec un sens de la formule qui a tout pour me plaire. Comme j’ai tenté de le démontrer en analysant le succès des monothéismes, certains esprits sont constitués de telle sorte que rien ne semble assouvir leur besoin de croire. En l’occurrence, s’agissant du complotisme, Pinker doute que la plupart des gens y croient vraiment. Quand on déteste Hilary Clinton, on est prêt à partager sur Facebook l’information selon laquelle elle participerait à une conspiration pédophile ourdie depuis une pizzeria, même si on se doute bien que c’est faux. C’est juste que cela fournit un argument supplémentaire en sa défaveur.

    Chacun peut faire l’effort d’être plus rationnel

    En agissant ainsi, on est victime de ce que Pinker considère comme l’une des sources d’incompréhension majeures de l’époque : le biais de confirmation. A savoir le fait d’exercer sa raison en direction d’une conclusion qui sert ses croyances ou ses intérêts. C’est là une forme de rationalité perverse qui a tendance à faire de chacun d’entre nous l’avocat d’une cause. Le risque, à force de raisonner dans sa bulle, c’est de cultiver une vision du monde fondée sur une lecture monocausale des faits, de développer un catéchisme porteur de Vérité, bref, de ne plus raisonner du tout. La croyance religieuse, encore une fois, offre une illustration exemplaire d’un tel désastre cognitif, en poussant les plus convaincus jusqu’au paroxysme guerrier.

    Avoir compris ceci ne me rend pas forcément plus malin qu’un autre : je ne fais que succomber à ce que Pinker appelle le « biais du biais ». Un phénomène qui consiste à penser que seul l’autre agit selon un biais. Mais personne n’est pleinement rationnel. Tout le monde est victime de biais.

    Comment sortir de l’impasse ? Notre savant, là encore, se veut optimiste. Il croit dans les sociétés ouvertes car celles-ci sont fondées sur des institutions, des mécanismes qui autorisent le débat, la discussion argumentée, l’émergence de consensus. Dans le traitement de l’information, il plaide pour un plus large usage de la statistique contre la collection d’événements, souvent spectaculaires, porteurs d’idées reçues. Si on réfléchissait davantage en termes de statistiques et de probabilités, on considèrerait autrement quantité de choses qui font dissensus dans le débat public. On comprendrait que la pauvreté baisse à l’échelle globale. Que le terrorisme « bénéficie » d’une couverture démesurée par rapport au nombre de morts qu’il provoque. Que les dangers sur la santé liés à l’usage du charbon sont nettement supérieurs à ceux du nucléaire. Autant de vérités statistiques auxquelles tout le monde ne voudra pas adhérer, parce qu’elles perturbent son système de pensée. Je plaide coupable pour au moins l’une d’entre elles

    L’autre remède est individuel. A chacun de pratiquer cet exercice méthodique du doute loué par Montaigne. A chacun de cultiver la lecture, le papillonnage, l’attention aux opinions divergentes, le fait de penser contre soi-même. Un merveilleux programme, auquel j’adhère à 100% : non seulement, il fera de vous un être toujours plus rationnel, mais en plus, il vous rendra heureux ! 

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