Vitaly Malkin
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Mandeville, philosophe de l’égoïsme

    Photo by Boba Jaglicic

    Photo by Boba Jaglicic

    Et si l’égoïsme était une valeur indispensable au bon fonctionnement des sociétés ? Une proposition scandaleuse dans un monde encore sensible aux discours altruistes hérités des religions, mais qui offre de séduisantes perspectives. 

    Le combat pour la liberté et l’affirmation de soi vous met souvent aux prises avec des adversaires coriaces. Le plus redoutable d’entre eux, c’est l’idée selon laquelle la liberté, forcément mue par l’égoïsme, conduirait à une société anarchique, chaotique, et pour tout dire invivable. Comme si l’homme était incapable d’envisager la vie en commun sans concevoir immédiatement des systèmes destinés à brimer l’initiative individuelle, vue comme porteuse de catastrophes. L’Histoire a démontré le contraire : les régimes attachés à régler dans le moindre détail les relations entre les hommes sont loin d’être les plus recommandables. En outre, l’idée selon laquelle l’égoïsme serait une mauvaise chose mérite d’être contestée sur le plan philosophique. 

    L’un de ceux qui s’y sont attelés avec le plus de talent est un penseur du XVIIIe siècle quelque peu éclipsé par les brillants philosophes de l’époque : Bernard de Mandeville. Esprit cosmopolite, d’origine française, Mandeville a vu le jour à Rotterdam en 1670, avant d’émigrer à Londres à l’âge de vingt-et-un ans. Dans un précédent billet, je vous parlais de Spinoza, autre combattant de la liberté, lui aussi originaire des côtes bataves. C’est que les Pays-Bas ont longtemps constitué la pointe avancée du libéralisme, au moment où les monarchies continentales (France, Espagne, Autriche) s’enfonçaient dans la bigoterie et l’autoritarisme.

    L’égoïsme, source de bonheur individuel et de prospérité sociale

    Médecin de formation, notre homme a tiré de son observation des corps une leçon qu’il appliquera plus tard à sa pensée politique : si les hommes souffrent physiquement, c’est parce que leurs corps sont soumis, contraints même, par des carcans moraux qui leur interdisent de laisser libre-cours à leurs désirs. En pratiquant, deux siècles avant Freud, l’art de la libération par la parole, il découvre cette vérité éternelle : la morale est une camisole, imposée par le discours religieux, dont il faut se libérer. Cette idée que je me suis attaché à défendre dans Le Fantôme de la Morale, Mandeville va y consacrer son œuvre philosophique.

    Contre les puritains de son temps, il met en avant la notion de plaisir, y compris dans sa dimension érotique. Bien avant Deleuze et les professeurs d’hédonisme qui peuplaient les amphis vers 1968, Mandeville est avant tout un formidable penseur du désir ! Jouir n’est pas un mal, affirme notre médecin-philosophe qui, bientôt, se donne pour mission de diffuser la bonne nouvelle auprès de ses contemporains. 

    Et pour ce faire, quoi de mieux que recourir à la fable ? Dans son œuvre la plus célèbre, La fable des abeilles (1705), il défend une idée totalement contre-intuitive pour les hommes de son temps, et sans doute aussi du nôtre : « Les vices privés font la vertu publique. » Non pas qu’il invite ses lecteurs à se vautrer dans les pires débauches. Encore que : dans sa fable, il présente un certain nombre de comportements volontiers provocateurs, sans jamais les juger. Par « vice », Mandeville désigne d’abord une attitude devant la vie qui a toujours suscité la méfiance des régulateurs en chef que sont les prêtres : s’attacher à son bonheur sur terre avant de penser au salut de son âme. Et ce, quelle que soit la forme prise par ce bonheur.

    Une seule alternative : le plaisir ou la mort

    Le plaisir tel que l’entend Mandeville recouvre plusieurs dimensions : l’appât du gain, le désir de connaissance, l’appétit pour le pouvoir ou la popularité mondaine. Il peut aller jusqu’à la tromperie, la corruption, le luxe, le goût pour l’alcool et le tabac. Autant de passions qui entraînent des dépenses, donc de la création de richesses, donc de la croissance économique. On sent qu’il y a du Sade en lui, et ses positions les plus extrêmes, intenables aujourd’hui (je pense à sa défense de la prostitution enfantine) lui vaudront pas mal d’ennuis. Une fois parvenu jusqu’aux yeux les plus sensibles, son livre provoque un tel scandale qu’on rebaptise l’auteur Man of Devil ou Man Devil…

    Mais revenons-en au cœur de son propos. La première version de La fable des abeilles avait pour titre La ruche mécontente ou les fripons devenus honnêtes. En comparant l’humanité à une ruche grouillante d’intérêts divers, et pas toujours admirables sur le plan moral, Mandeville imagine ce qu’il adviendrait si cette société était soudain gouvernée pas la vertu. Le résultat, vous l’aurez deviné, est catastrophique. Pour avoir succombé aux discours vertueux qui leur faisaient croire qu’il valait mieux vivre moralement qu’égoïstement, nos abeilles s’enfoncent dans la misère et la honte, lesquelles remplacent l’arrogance et le luxe. L’auteur pousse sa logique jusqu’au bout en louant le rôle du fripon. « Les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun », écrit-il avec malice. Sans hommes de peu de vertu, pas d’avocats, de juges, de gardiens de prisons, de pompiers, pas d’architectes et d’ouvriers occupés à imaginer et construire les bâtiments des tribunaux, des prisons ou des hôpitaux. Et l’on se retrouverait alors dans une société sans emploi, donc sans richesse, rapidement désespérée et dans l’attente d’une mort certaine. Dès lors, l’alternative posée par Mandeville est simple : vivre égoïstement mais dans la richesse, ou conformément à la vertu mais pauvre.

    La morale de cette histoire reste parfaitement valable à trois siècles d’écart. Pour s’en convaincre, pas la peine de recourir à la figure du fripon. Pensez aux découvreurs, aux artistes, aux entrepreneurs-créateurs. S’ils n’avaient pas osé, souvent par égoïsme, transgresser les valeurs de leur société, l’humanité offrirait un visage différent, probablement bien terne…  

    Le parrain de la pensée libérale

    L’influence de Mandeville sur la pensée libérale est incommensurable. Les économistes britanniques, à commencer par Adam Smith, vont s’emparer de son intuition maîtresse (en lissant ses aspects les plus scandaleux) pour développer une théorie de l’individu face au marché qui aboutira à la notion d’homo oeconomicus : un être égoïste, avant tout soucieux de maximiser son profit, contribuant ainsi à l’accroissement général du niveau de richesses.

    Sa méthode aussi a fait florès. La fable des abeilles annonce les dystopies d’Orwell, notamment La ferme des Animaux. Ou encore celles d’Ayn Rand qui, dans son ouvrage le plus célèbre, La grève, imagine une société qui part à vau-l’eau après avoir été vidée de ses individus les plus brillants.

    Si la pensée libérale comptait plus de défenseurs comme Mandeville, imaginatifs, provocateurs et sans limites, plutôt que d’austères économistes au look de comptables, nul doute qu’elle séduirait plus de monde !

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