Vitaly Malkin
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Méditer sur le passage du temps avec Annie Ernaux

    Il y a quelques semaines, Annie Ernaux se voyait décerner le Prix Nobel de Littérature. La nouvelle a suscité une tempête de commentaires chez les amateurs de livres (et chez les autres). Méritait-elle un tel honneur ? Le jury suédois avait-il commis un impair en ne récompensant pas Salman Rushdie ? Et pourquoi pas Michel Houellebecq ? Les Français ont ceci de formidable qu’ils arrivent à se disputer quand l’une de leurs écrivaines reçoit le plus prestigieux des prix. Il faut dire aussi qu’ils ont l’art de mettre la politique partout.

    Un peu comme Annie Ernaux. Sa trajectoire vers les sommets de la littérature mondiale est un succès personnel dont devrait se réjouir tout adepte de la méritocratie. Pourtant, la plupart de ses interventions publiques s’inscrivent dans une rhétorique du ressentiment. Toujours elle en revient à son statut de femme dominée et de transfuge de classe. Elle répète à longueurs d’interviews qu’elle écrit « pour venger sa race ». Elle défile avec la France insoumise. Elle signe un tas de pétitions en faveur de causes que j’abomine. Nul doute que si on se rencontrait, elle n’aurait pas des mots tendres à mon égard. Autant dire que la rumeur qui entoure sa personne avait tout pour me détourner de son oeuvre.

    Une vie toute simple, racontée avec génie

    Mais en littérature, comme dans d’autres domaines, je n’aime pas rester sur ma première impression. Et puis un bon écrivain, c’est censé transcender les clivages. J’étais curieux de savoir ce que valait cette autrice consacrée que j’ai la chance de pouvoir lire en version originale. Alors je l’ai lue.

    Suivant la critique majoritaire qui fait de ce texte le sommet de son oeuvre, je me suis procuré Les Années. Et là, quelle merveille ! Ce livre raconte la vie d’une femme française née en 1940, une vie toute simple mais dans laquelle chacun pourra se reconnaître, y compris un homme russe de quinze ans son cadet qui n’a rien connu de tout ça.

    Miracle rendu possible par une narration prodigieuse, à la fois simple et puissamment évocatrice. Aucun repère chronologique ne vient marquer le passage du temps. Tout est affaire de souvenirs, de sensations, de bribes d’actualités, de ces événements lointains, graves ou anecdotiques, qui tissent la matière d’une vie. On quitte la narratrice petite fille, et quelques passages plus loin, on la retrouve adolescente. Tout est décrit avec une grâce, un naturel prodigieux. Le reste de son oeuvre, je ne sais pas, mais je peux dire que ce livre d’Ernaux est un authentique chef d’oeuvre.

    Le temps incarné dans une paire de pantoufles

    Comme avec tous les bons livres, sa lecture a fait ressurgir un tas de souvenirs personnels. Je pense en particulier à une anecdote de ma jeunesse. Je fréquentais cette fille magnifique, une jolie blonde dont je me souviens qu’elle portait une tresse comme dans la tradition ukrainienne. Son père était officier du KGB, ce qui fait qu’elle appartenait à l’élite soviétique. Nous étions vraiment proches. A un moment, il a même été question de mariage.

    Un jour j’ai rendu visite à ses parents, dans l’appartement non collectif auquel ils avaient le droit du fait de leur statut. A l’entrée, il y avait une paire de pantoufles. Des vieilles pantoufles usées,  pourries, raccommodées de partout. Ces pantoufles, on aurait dit que tous les hommes de la famille se les transmettaient de père en fils depuis des siècles. Le temps semblait s’être incarné dans ces pantoufles, avec son cycle éternel de répétition des mêmes gestes. Si bien qu’en les observant, je me suis imaginé les porter à mon tour. Je me suis vu vieux, aspiré par cette famille de kagébistes, presque déjà mort. Ces pantoufles ont eu sur moi un effet décisif. L’idée m’est venue que je risquais de mourir sans avoir vécu.

    Je passe sur les détails, mais il se trouve que je me suis séparé de la fille. Des années ont passé, mes années à moi. En lisant le livre d’Annie Ernaux, elle me revient en mémoire avec sa tresse, son appartement de fille privilégiée du régime et les pantoufles familiales. Magie de la littérature !

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